sábado, 6 de febrero de 2016

Lettre de Franz Kafka à Milena Jesenská

Jeudi 3 juin 1920





Oui, Milena, ce matin je suis nu sur ma chaise longue, à moitié au soleil et à moitié à l’ombre, après une nuit à peu près blanche ; comment aurais-je pu dormir quand, trop léger pour le sommeil, je ne cessais de voler autour de vous, réellement épouvanté, exactement comme vous l’écrivez vous-même dans votre lettre de ce matin, de « ce qui était tombé sur moi », épouvanté au sens du mot lorsqu’on dit des prophètes qu’étant (encore ? ou déjà ? peu importe), étant donc de faibles enfants et entendant une voix les appeler, ils se sentaient épouvantés, ne voulaient pas, et s’accrochaient des pieds au sol, et sentaient une angoisse leur déchirer le cerveau, car ayant entendu des voix auparavant ils ne pouvaient comprendre d’où venait en celle-ci le son qui les terrifiait, — était-ce faiblesse de leur oreille ? était-ce force de la voix ? —, et ne savaient pas non plus, car c’étaient des enfants, que la voix avait déjà vaincu et s’était installée en eux par la vertu précisément de cette peur, de cette appréhension divinatrice qu’ils avaient d’elle, ce qui ne prouvait d’ailleurs rien quant à leur mission prophétique, car beaucoup entendent la voix, mais sont-ils vraiment dignes d’elle ? C’est bien douteux et il vaut mieux dire non tout de suite pour plus de sûreté, tel était donc mon état d’esprit sur ma chaise longue quand vos deux lettres sont arrivées.
Il y a un trait de caractère, je crois, Milena, que nous partageons : nous sommes craintifs, nous nous effarouchons d’un rien ; nos lettres sont presque toutes différentes, mais elles ont presque toutes peur de celle qui les précède et encore plus de celle qui les suivra. Craintive pourtant, vous ne l’êtes pas de nature, la chose se voit aisément, moi-même non plus je ne le suis peut-être pas de cette façon, mais c’est devenu une seconde nature, cela ne disparaît que dans le désespoir, à la rigueur dans la colère et, ne l’oublions pas, dans la peur.
J’éprouve parfois l’impression que nous habitons une même pièce avec deux portes qui se font face ; chacun tient la poignée de la sienne ; à peine un cil bouge-t-il chez l’un, l’autre est déjà derrière sa porte ; que le premier ajoute un mot, l’autre a déjà certainement refermé sa porte, on ne le voit plus. Il rouvrira, car c’est une pièce qu’on ne peut peut-être pas abandonner. Si le premier n’était pas comme l’autre, il garderait son calme, il aimerait apparemment mieux ne pas regarder ce que fait le second, il ferait petit à petit régner l’ordre dans la pièce comme si c’était une chambre pareille à toutes les autres ; au lieu de quoi il travaille comme l’autre de sa porte, il arrive même que chacun soit derrière la sienne et que la belle pièce reste vide.
Il en naît des méprises cruelles. Vous vous plaignez, maintes fois, Milena, qu’on puisse tourner et retourner une de mes lettres sans qu’il en sorte jamais rien, or c’est justement, sauf erreur, une de ces lettres dans lesquelles j’ai été si près de vous, si maître de mon sang et si maître du vôtre, si enfoncé dans la forêt, si détendu dans le repos, que je n’entendais réellement rien dire d’autre que ce que je disais précisément : qu’on voyait le ciel, par exemple, à travers les arbres ; c’est tout ; une heure après on répète la même chose, et il n’y à là-dedans, bien sûr, pas un seul mot qui ne soit soigneusement pesé. Mais cela ne dure pas, ce n’est qu’un instant, les trompettes de l’insomnie se remettent tout de suite à sonner.
Considérez aussi, Milena, l’état dans lequel je viens à vous, songez aux trente-huit ans de voyage que je viens de fournir (et même bien davantage, puisque je suis Juif) ; quand je vous rencontre à un tournant apparemment fortuit de la route, vous que je n’ai vraiment jamais espéré voir, surtout maintenant, surtout si tard, je ne peux pas crier, rien non plus ne crie en moi, je ne dis pas mille folies (je ne parle pas de celle que j’ai trop), et je n’apprends que je suis à genoux qu’en voyant vos pieds tout près de mes yeux, en constatant que je les caresse.
Ne me demandez pas d’être sincère, Milena. Nul ne peut exiger de moi plus de sincérité que moi-même, et pourtant bien des choses m’échappent, peut-être même toutes m’échappent-elles. M’encourager à les poursuivre ne m’encourage pas, au contraire, je ne peux plus faire le moindre pas, tout devient subitement mensonge, et c’est le gibier qui étrangle le chasseur. Je suis sur un chemin bien dangereux, Milena. Vous, vous êtes solidement plantée au pied d’un arbre, jeune, belle, et l’éclat de vos yeux supprime la souffrance du monde. On joue à « Change, change, petit arbre », je me glisse, dans l’ombre, d’un arbre à l’autre, je suis à mi-chemin, vous m’appelez, vous me signalez les dangers, vous voulez me donner du courage, mon pas incertain vous fait peur, vous me rappelez (à moi !) la gravité du jeu, je ne peux plus, je tombe, je suis à terre. Je ne peux pas écouter en même temps votre voix et les voix terribles du monde intérieur, mais je peux écouter celles-ci et vous le confier à vous comme à personne d’autre ici-bas.
Votre F.

viernes, 5 de febrero de 2016

Lettre d’André Breton à une petite fille

9 février 1952




Lettre de la petite fille à André Breton :

Monsieur,
Je suis une petite Française de douze ans, provisoirement à Washington. À la maison, nous recevons Arts et je suis votre vie de Picasso, que je découpe et colle dans mon scrapbook. À l’école, nous faisons des exposés et, pour le prochain j’ai choisi Matisse. On voit souvent dans les musées les enfants copier des tableaux modernes et papa m’a dit que c’est sans doute une erreur, car ils ne comprennent pas encore. J’aimerais bien avoir votre avis là-dessus, car je sais que vous avez une fille plus grande que moi et qui a habité New-York, y a-t-elle fait des études ? Pensez-vous que les Américains ont raison de laisser tant de liberté aux enfants ou vaut-il mieux, comme en France, leur imposer une discipline sévère ? Votre réponse m’aiderait beaucoup pour mon report. Conseillez-vous aux enfants des artistes comme Matisse ou Picasso ? Peut-être me trouverez-vous bien hardie de vous écrire ainsi… exigeante comme une petite Française, mal élevée comme une Américaine.
Je termine à la façon d’ici,
Very sincerely yours
MAGUELONNE CAR

Réponse d’André Breton à la petite fille :

Paris,
9 février 1952
Chère Maguelonne,
Il n’y a qu’une aussi jeune personne que vous pour poser des questions à ce point embarrassantes et, à votre air décidé, je vois bien que je n’en serai pas quitte facilement. N’allez pas croire que je n’ai qu’à ouvrir un tiroir pour y trouver toutes prêtes et (en un tournemain) ajustables à votre taille les réponses que vous attendez. Ce n’est pas que le tiroir manque, le petit secrétaire dont il dépend est en assez bon état, mais voilà : les préceptes que j’ai voulu mettre dans ce tiroir, je ne sais pas ce qui se passe mais je les retrouve à chaque fois sens dessus dessous. Ce doit être encore un tour de la reine Mab (avez-vous entendu parler de cette charmante créature ?) Cela a surtout pris des proportions curieuses depuis quelque temps.
Oh ! si vous aviez été en mesure de m’interroger plus tôt, vous m’auriez trouvé beaucoup plus sûr de moi. En particulier, mon choix eût été vite fait entre les méthodes d’enseignement artistique qui ont cours aux Etats-Unis et en France. Il est tellement plus agréable de se représenter un enfant dessinant et peignait à sa fantaisie qu’obligé comme ici de s’absorber dans la copie d’une casserole ou d’un plâtre crasseux ! En parfait contraste avec ces exercices dont j’ai gardé si mauvais souvenir, je trouve que vous avez bien de la chance d’être déjà initiée aux beaux accords de Matisse. En tous cas, cet exposé que vous préparez vous va comme un bouquet.
Il y aura bientôt deux cents ans qu’un très grand esprit s’est penché sur le problème que vous soulevez, vous avez dû déjà entendre parler de lui et je suis presque sûr que vous l’aimerez. Il est vrai qu’il n’écrivait pas pour les enfants, il écrivait pour ceux qui prennent soin d’eux mais ce qu’il y avait de si aimable en lui, c’est qu’il était avant tout du parti de l’enfant comme nul ou presque n’a sur l’être depuis lors. Et avant lui non plus on n’avait porté à l’enfant un tel intérêt, on n’avait cherché avec tant de persévérance et de passion ce qui lui convient le mieux, à la fois en fonction de ce qu’il est et de ce qu’il deviendra. Ne trouvez-vous pas touchant que, pour être plus sûr d’entrer en communication avec la petite fille, puis la jeune fille qu’il rêvait de modeler pour le bonheur, il ait éprouvé le besoin d’aller rêver d’elle « dans une solitude profonde et délicieuse, au milieu des bois et des eaux, au concert des oiseaux de toute espèce, au parfum de la fleur d’orange » ? Voilà un maître qui n’avait rien de rébarbatif : il s’appelait Jean-Jacques Rousseau.
Je ne puis vraiment trouver mieux pour m’abriter de la petite pluie de flèches de vos questions. Commençons, si vous le voulez, par ce qu’il dit :
« Les enfants, grands imitateurs, essayent tous de dessiner : je voudrais que le mien cultivât cet art, non précisément pour l’art même, mais pour se rendre l’œil juste et la main flexible ; et, en général, il importe peu qu’il sache tel ou tel exercice, pourvu qu’il acquière la perspicacité du sens et de la bonne habitude du corps qu’on gagne par cet exercice. Je me garderai donc de lui donner un maître à dessiner, qui ne lui donnerait à imiter que des imitations… Je veux qu’il n’ait d’autre maître que la nature, ni d’autre modèle que les objets. Je veux qu’il ait sous les yeux l’origine même et non pas le papier qui le représente, qu’il crayonne une maison sur une maison, un arbre sur un arbre, un homme sur un homme, afin qu’il s’accoutume à bien observer les corps et les apparences, et non pas à prendre des imitations fausses et conventionnelles pour de véritables imitations… mon intention n’est pas tant qu’il sache imiter les objets que les connaître ; j’aime mieux qu’il me montre une plante d’acanthe, et qu’il trace moins bien le feuillage d’un chapiteau. »
Je crois que là est la vérité fondamentale, à laquelle on ne se reportera jamais assez. Pourvu qu’elle ne soit pas perdue de vue il me semble ne pas y avoir d’inconvénient, même au contraire, à ce qu’elle s’aide d’autres façons de voir et de connaître.
Mieux que quiconque, notre ami Jean-Jacques a compris que l’enfance reproduisait, dans ses étapes successives, l’évolution de l’humanité. Il est donc de grand intérêt que cette évolution soit retracée à l’enfant et elle ne peut lui être rendue plus fidèle et plus sensible qu’à travers les témoignages artistiques qui se succèdent à partir du plus primitif. Encore faut-il, comprenez-vous, qu’à aucun moment l’œuvre présentée à l’enfant ne se situe à un stade du développement de l’humanité qui dépasse le stade du développement de l’esprit correspondant à son âge (votre papa vous expliquera). Pour m’éclaircir d’un exemple, mettons que j’apprenne de vous que vous avez, plus petite, raffolé de Lewis Carroll et que vos goûts vous portent aujourd’hui vers Atala, je vous dirai que vous me paraissez fort bien orientée dans la voie de la connaissance tandis que si vous m’assuriez que vous êtes en train de lire Rimbaud je protesterais, quoique Rimbaud ait parlé merveilleusement de l’enfance, mais pour en juger vous verrez un jour qu’il faut avoir toute l’enfance derrière soi. Avide de savoir comme je vous vois, tant pis si cela doit vous faire enrager.
Ceci dit, comme l’éducation scolaire s’efforce (selon moi, sans grand discernement) de mettre à la portée des élèves des différentes classes des « morceaux choisis » de littérature comportant l’indispensable « explication de textes », je crois qu’il serait bon de faire de même pour l’art, à condition de graduer aussi pour chaque âge ce qui peut être du ressort de son esprit et de son cœur et d’en offrir une image vivante en commentant, de manière à la fois renseignée et attrayante, l’œuvre originale devant laquelle on conduit l’élève, à défaut le moulage de cette œuvre ou sa projection en couleurs.
On éviterait ainsi, comme je crois avoir constaté qu’on fait trop souvent en Amérique, de « mettre la charrue devant les bœufs ». Voyez-vous un peu ce que je veux dire ? Tout ce qui se présente dans le très jeune âge est seulement objet de plaisir ou de déplaisir. Les associations de couleur et de structure ne viennent qu’ensuite ; plus tard encore s’installe la notion de généralité qui aboutit par degrés à l’abstrait (ce mot n’est pas pour vous faire peur : je ne doute pas qu’on en abuse à Washington). Vous découvrirez vous-même dans quelques années qu’il y a des artistes dits, surtout en Amérique, « abstraits » qui ont su garder le contact avec la nature et que ceux qui ont perdu ce contact, que ce soit dans le « figuratif » ou le « non-figuratif » ont tout perdu. Toujours est-il qu’un enseignement qui voudrait partir de l’abstrait ou y arriver précipitamment fausserait, en contrariant leur développement normal, tous les jeunes esprits.
Allant même plus loin, je ne pense pas que les « déformations » volontaires qui, chez beaucoup d’artistes modernes, sont le produit de ce que les grandes personnes appellent d’un grand mot la « spéculation intellectuelle », inaccessible par définition à l’enfance, puissent être données en exemple à l’enfance. Mais il est vrai que quelques artistes modernes ont tout fait pour renouer avec le monde de l’enfance : je pense notamment à Klee, à Miró qui, dans les écoles, ne sauraient être trop en faveur.
Par ma fille qui s’y trouvait encore à vôtre âge, j’ai pu me faire une idée des méthodes employées aux États-Unis pour éveiller le sens de l’art chez les enfants. Cela va de l’école communale de New York où, vers sept ans, on lui demandait un dessin d’imagination prenant pour thème un conte de fées, en passant par une école du Connecticut, où ce dessin devait se concevoir en vue d’une fête comme Noël, Pâques ou Thanksgiving (le meilleur dessin étant désigné au vote par les élèves pour être agrandi et affiché) jusqu’à une école progressive du Vermont dont, précisément, les murs étaient ornés de reproductions de Miró et où l’on attendait de l’élève qu’il ou elle meublât — on spécifiait : de manière non figurative — un « fond » qu’on lui faisait préparer à l’avance, en n’écoutant que son goût et sa sensibilité personnels. Mises à part les objections qu’à ce dernier égard j’ai formulées plus  haut, il n’y a là rien à redire sous le rapport de la liberté. Où malheureusement le mode de culture se juge, c’est à la qualité des fruits qu’il donne (il est vrai qu’il faut aussi faire la part du terrain). Or, à avoir quelque peu fréquenté les galeries de peinture, il m’a semblé que les fruits parvenus là-bas à maturité sont bien loin de la saveur de ceux d’ici. Alors ? me dites-vous. Eh bien ! décidément, je n’ai pas l’étoffe d’un éducateur. Votre lettre en main, allez-vous croire que j’ai dû me résoudre à consulter ma fille : du moins son opinion a-t-elle ceci de précieux qu’elle participe encore de l’enfance. Il lui semble qu’on pourrait adopter une solution que, moi, je trouve boiteuse (et vous ?). Il s’agirait de faire alterner trop régulièrement, d’une part, les exercices tendant à reproduire les objets réels et à rendre compte des rapports qu’ils entretiennent (ceci dans l’atmosphère très détendue que préconise Rousseau), d’autre part les exercices de pure imagination.
Comme vous le verrez seulement à longue distance, cette solution aura toujours contre elle tous ceux qui pensent que la vie, au sortir de l’enfance, ne peut être qu’un effort et adversité, contre lesquels mieux vaut qu’on soit depuis longtemps aguerri. Pour eux, cela suffit à justifier sur la jeunesse toutes les contraintes. Je n’ai pas besoin de vous dire que je ne suis pas de leur bord, quand bien même partiellement ils auraient raison.
Voyez comme tout cela est nuancé : de votre jolie voix acidulée que j’entends d’ici je vous trouve tout à fait qualifiée pour parler de Matisse. Vous avez une clé qui ouvre sa maison : c’est, chez une très jeune fille, le sens inné de la parure. S’il s’agissait de Picasso, je vous conseillerais fermement de laisser passer plusieurs années.
Avec tous mes compliments.

domingo, 31 de enero de 2016

Lettre de Rainer Maria Rilke à Lou Andreas-Salomé

13 novembre 1905




Chère Lou,
Cela me touche étrangement qu’il y ait maintenant une patrie autour de toi, une maison remplie de ta présence, un jardin qui vit de toi, un espace qui t’appartient ; oui, je comprends que tout cela ait été et n’ait pu qu’être lent à advenir : car ton univers exige la réalité et a la force de l’exiger ; le premier et lointain Loufried était presque comme un rêve, légèrement fragile et plein de choses anticipées ; mais il tenait à toi, et quand tu venais, la maison était grande et le jardin sans fin. C’est ce que j’éprouvais alors, et je sais aujourd’hui que c’est justement l’infinie réalité qui t’entourait qui constitua pour moi l’événement le plus profond de cette époque indiciblement bonne, grande et généreuse ; le processus de métamorphose qui s’empara alors de moi en mille endroits à la fois émanait de ton existence indiciblement réelle. Jamais, dans mes timides tâtonnements, je n’avais autant senti l’être, autant cru à la présence et autant admis l’avenir ; tu étais l’antithèse de tous les doutes et pour moi une preuve que tout ce que tu touches, atteins et regardes existe. Le monde perdit pour moi son caractère nébuleux, cette façon flottante de se former et de se décomposer qui fut la manière et la pauvreté de mes premiers vers ; des choses advinrent, des bêtes que l’on discernait, des fleurs qui existaient ; j’appris une simplicité, j’appris avec lenteur et difficulté que tout est simple, et j’acquis la maturité pour parler des choses simples.
Et tout cela se produisit parce qu’il m’a été accordé de te rencontrer à un moment pour la première fois je courais le danger de m’abandonner à l’informe. Et si ce danger ne cesse de revenir d’une façon ou d’une autre et sous une forme de plus en plus adulte, le souvenir de toi, la conscience de toi grandissent cependant en moi au point de devenir immenses. A Paris, pendant ces journées extrêmement difficiles où toutes les choses se retiraient de moi comme d’un homme devenant aveugle, où je tremblais de l’angoisse de ne plus reconnaitre le visage de mon prochain, je me raccrochais au fait que toi, je te reconnaissais encore en mon for intérieur, que ton image ne m’était pas devenue étrangère, qu’elle ne s’était pas éloignée comme tout le reste, mais se maintenait seule dans le vide étranger où j’étais contraint de vivre.
Et ici aussi, au milieu du déchirement avec lequel j’ai renoué, tu as été le lieu sûr auquel mon regard est resté fixé.
Je comprends si bien que les choses viennent à toi comme les oiseaux retournent au nid lointain quand le soir tombe. Mille lois, grandes et petites, se sont accomplies avec la maison qui s’est construite autour de toi. Je suis si heureux qu’elle existe, et j’ai l’impression que ses effets bienfaisants me parviennent jusqu’ici.
Mon combat, Lou, et mon péril consistent en ceci que je ne puis devenir réel, qu’il y a toujours des choses qui me nient, des événements qui me traversent, plus réels que moi, comme si je n’existais pas. Autrefois, j’ai cru qu’un mieux surgirait le jour où j’aurais une maison, une femme et un enfant, toutes choses réelles et irréfutables ; j’ai cru que cela me rendrait plus visible, plus tangible, plus concret. Tu vois, Westerwede existait, était réel : car j’ai construit moi-même la maison et tout fait à l’intérieur. Mais c’était une réalité en dehors de moi, je n’étais ni intégré à elle ni confondu avec elle. Et maintenant que cette petite maison avec ses belles chambres silencieuses n’existe plus, le fait de savoir qu’il existe encore un être lié à moi et quelque part un petit enfant qui n’a rien de plus proche dans la vie que cet être et moi – cela me donne sans doute une certaine sécurité et l’expérience de beaucoup de choses simples et profondes -, mais cela ne m’aide pas à parvenir à ce sentiment de réalité, à cette égalité de condition à laquelle j’aspire tant : être quelqu’un de réel au milieu du réel.
C’est seulement pendant mes journées de travail (fort rares) que je deviens réel, que j’existe, que j’occupe l’espace comme une chose, pesant, gisant, tombant, et puis une main vient me relever. Inséré dans l’édifice d’une grande réalité, j’ai alors le sentiment d’être un élément important, posé sur des fondations profondes, encadré à droite et à gauche par d’autres portants. Mais chaque fois, après ces moments d’insertion, je redeviens la pierre rejetée au loin, si inerte que l’herbe de l’inaction a le temps de pousser sur elle. Et le fait que ces moments de rejet ne se fassent pas plus rares, mais soient au contraire quasi constants, ne doit-il pas m’angoisser ? Si je gis ainsi, complètement enseveli, qui me retrouvera sous tout ce qui me recouvre ? Et n’est-il pas possible que je me sois depuis longtemps effrité, presque pareil à la terre, presque aplani, si bien qu’il y a toujours un morne chemin de traverse pour me passer dessus ?
Il y a donc constamment devant moi cette unique tâche à laquelle je ne m’attèle toujours pas, bien que je doive le faire : trouver le chemin, la possibilité d’une réalité quotidienne…
J’écris cela, chère Lou, comme dans un journal intime, tout cela parce que je ne peux pas écrire de lettre maintenant mais n’en suis pas moins désireux de te parler. J’ai presque perdu l’habitude d’écrire, aussi pardonne-moi si cette manière de lettre est détestable et désordonnée. Peut-être n’y voit-on même pas qu’elle est emplie de joie à la pensée de ta maison et y apporte mille voeux. Mille. Tous.
Rainer.