lunes, 4 de julio de 2016

Lettre d’Ernest Hemingway à son père

14 septembre 1927
Cher Papa,
[…] Tu ne peux pas savoir à quel point ça m’attriste de vous avoir fait, à toi et à ma mère, tellement honte et causé un tel chagrin — mais même si c’était ce que j’aurais dû faire je ne pouvais pas vous parler de tout ce qui n’allait plus entre Hadley et moi. Une lettre met deux semaines à traverser l’Atlantique et j’ai essayé de ne faire partager à personne l’enfer que j’ai vécu.
J’aime Hadley et j’aime Bumby — Hadley et moi nous séparons — Je ne l’ai pas plaquée et je n’ai commis l’adultère avec personne. J’ai habité l’appartement avec Bumby — je m’occupais de lui pendant qu’Hadley était en voyage et ‘est quand elle est rentrée de ce voyage qu’elle a décidé qu’elle voulait divorcer. Nous avons tout arrangé et il n’y a eu ni scandale ni opprobre. Il y avait longtemps que ça n’allait plus entre nous. C’est entièrement ma faute et ça ne regarde personne. Je n’ai que de l’affection, de l’admiration et du respect pour Hadley et bien que nous ayons rompu, je n’ai nullement perdu Bumby. Il était en Suisse avec moi après le divorce et va revenir en novembre pour passer l’hiver en montagne avec moi.
Tu as pas mal de chance de n’avoir été amoureux que d’une seule femme dans ta vie. Pendant plus d’un an j’ai été amoureux de deux personnes à la fois et j’ai été absolument fidèle à Hadley. Quand Hadley a décidé qu’il valait mieux que nous divorcions, la jeune femme dont j’étais amoureux était en Amérique. Depuis près de deux mois, j’étais sans nouvelles d’elle. Dans sa dernière lettre, elle avait dit que nous ne devions pas penser à nous mais à Hadley. Tu parles de « pirates d’amour », de « briseurs de ménages », etc., et tu connais mon caractère coléreux, mais je sais qu’il est facile de condamner les gens sans appel. C’est parce que je ne veux pas que des idées de honte et de déshonneur te fassent souffrir que je t’écris maintenant tout ceci.
Ca fait longtemps que nous ne nous sommes pas beaucoup vus et, pendant ce temps, nos vies ont continué ; il y a eu une année de tragédie dans la mienne et je sais que tu pourras comprendre à quel point il m’est difficile, presque impossible, de te parler de tout ça. Après notre divorce, si Hadley l’avait voulu, je serais revenu à elle. Elle a dit que les choses étaient mieux comme elles étaient et que nous étions l’un et l’autre mieux comme ça. Je ne cesserai jamais d’aimer Hadley et Bumby, pas plus que je ne cesserai de veiller sur eux. Je ne cesserai jamais d’aimer Pauline Pfeiffer, avec qui je suis marié. J’ai maintenant des responsabilités envers trois personnes au lieu d’une seule. Comprends ça, je te prie, et sache que ça ne me rend pas plus facile de t’en parler. Je sais bien combien il est pénible pour toi d’avoir à donner des explications et à répondre à des questions sans avoir de nouvelles de moi. Je suis un piètre correspondant et il m’est presque impossible de parler de mes affaires personnelles. Sans que je l’aie bien cherché — grâce au succès de mes livres — dont j’ai abandonné à Hadley tous les profits — à la fois en Amérique, en Angleterre, en Allemagne et dans les pays scandinaves — à cause de tout ça, on fait courir beaucoup de rumeurs. Je n’y accorde aucune attention et il faut que tu fasses de même.
On m’a rapporté que les gens ont raconté sur moi des histoires de tout genre, aussi fantaisistes que scandaleuses — toutes sans fondement. Ce genre d’histoires naît à propos de tous les écrivains, joueurs de base-ball, prédicateurs en vue, ou de n’importe quels artistes. Mais c’est parce que j’ai voulu garder pour moi ma vie privée ­— ne donner d’explications à personne et ne pas jouer les célébrités que, sans le vouloir, je suis devenu pour toi une cause de grande angoisse. La seule manière de pouvoir garder pour moi ma vie privée, c’était de la garder pour moi — et je vous devais vraiment à toi et à Mère une explication à ce sujet. Mais je ne peux pas passer mon temps à parler de ça.
Je sais que tu n’aimes pas ce que j’écris, mais c’est que nous avons des goûts différents et tous les critiques ne sont pas Fanny Butcher. Je sais que je ne te fais pas honte par ce que j’écris, mais que je fais plutôt quelque chose dont un jour ou l’autre tu seras fier. Je ne peux pas le faire tout de suite. J’ai le sentiment que, finalement, ma vie ne sera pas non plus une cause de honte. Pour ça aussi, il faut du temps. Tu serais tellement plus heureux et je le serais, moi aussi, si tu pouvais avoir confiance en moi. Quand les gens te questionnent à mon sujet dis-leur qu’Ernie ne nous dit jamais rien de sa vie privée, ni même où il est mais qu’il écrit seulement qu’il travaille dur. Ne te sens pas responsable de ce que j’écris ou de ce que je fais. N’en prends pas la responsabilité, je commets les erreurs et j’encaisse ma punition. Tu pourrais si tu le voulais, être parfois fier de moi — non pour ce que je fais, car je n’ai jamais très bien réussi à bien faire — mais pour mon travail. Mon travail est beaucoup plus important pour moi que n’importe quoi au monde, excepté le bonheur de trois personnes et tu ne peux pas savoir combien ça me peine que Mère ait honte de ce dont (je le sais aussi sûrement que tu sais qu’il y a un Dieu dans le monde) il n’y a pas à avoir honte.
Cette lettre m’a l’air interminable, mieux vaudrait donc que je m’arrête. […] Je suis rudement heureux que vous ayez aimé Bumby. Il m’est très cher et j’espère, malgré mes défauts et mes erreurs, être toujours pour lui un père toujours meilleur et plus sage et l’aider à éviter des tas de choses. De toute manière c’est un gosse très bien et j’espère que dans huit ans nous pourrons aller à la pêche tous les trois et tu verras que nous ne sommes pas des personnages si tragiques. Leicester m’a l’air d’un gosse très bien.
[…] Je t’aime beaucoup et aime aussi Mère et je suis désolé que cette lettre soit aussi longue — elle n’explique probablement rien, mais tu es la seule personne à qui j’aie écrit six pages depuis que j’ai appris à utiliser une plume et de l’encre. […]
Je voudrais que tu fasses lire cette lettre à Mère. Elle m’a écrit une lettre très bien au printemps dernier et je le crains, je n’y ai jamais répondu. La raison pour laquelle je ne vous ai fait de confidences ni à l’un ni à l’autre, c’est que j’étais si fâché que Mère m’accuse de flatter bassement les goûts les plus vils, etc., dans ce que j’écris, que je me suis caché comme un bernard l’ermite. Je savais que si nous ne pouvions pas voir du même œil ce que j’écris qui, je le savais, n’était pas de la basse flatterie, à quoi bon parler de ma vie, qui devait paraître bien pire vue de l’extérieur. Quoi qu’il en soit, j’espère que vous trouverez tout ce que vous désirez savoir dans cette lettre — et j’écrirai plus souvent si nous pouvons laisser de côté la critique littéraire et les remarques désobligeantes.
Affectueusement à vous,
Ernie

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