sábado, 11 de junio de 2016

Lettre de Cioran à Guerne

Le 28 mai 1978



Mon cher Guerne,
Le contraste entre votre vigueur spirituelle et votre condition physique, si bien perçu et expliqué par vous,
5 juin.
La phrase que j’avais commencée il y a une semaine, je devais la finir maintenant, puisque sur le coup il me fut impossible de l’achever. Que s’est-il passé ? Mon cerveau cessa soudain de fonctionner. Ce fut le début d’une très mauvais grippe que je traîne encore. Plus malchanceuse que moi, Simone fait de la température depuis trois semaines. Un jour, à la suite d’une hémorragie, elle m’annonça qu’elle était certaine d’avoir un cancer. Douleurs nocturnes, compressements, etc. Nous avons vécu des journées de cauchemar, car pour avoir le résultat il a fallu attendre une dizaine de jours. Vous imaginez nos angoisses et nos imaginations, les radiologistes ne voulant faire aucune prévision susceptible d’atténuer l’anxiété : ce refus de se prononcer, quand on sait qu’il n’y a rien de grave, participe du sadisme. Tous ces instruments sont maniés par des tortionnaires. il faut attendre le verdict du spécialiste, telle est leur thèse. Nous sommes plus calmes maintenant, bien que l’homme de l’art ne parvienne pas à déceler la cause de cette fièvre persistante. Le drame d’avoir un corps, vous le connaissez mieux que personne mais ce que j’admire chez vous ce sont ces moments que vous évoquez pendant lesquels aucun trouble ne vous atteint : merveilleux détachement qui annihile la mort, laquelle ne fait plus qu’une piètre figure d’intruse. N’empêche qu’un endroit de votre lettre m’a déchiré le coeur : « Le temps est étalé autour de moi, prenant des proportions inimaginables avec tous ces instants qui n’ne finissent pas. » Je comprends cela, je sais ce que cela veut dire, et je ne trouve aucun mot, aucun conseil, aucun mensonge qui puisse vous aider à en triompher. C’est l’horreur pure. Toute ma vie j’ai eu des accès d’ennui, qu’il ma été impossible de combattre et qui m’ont empêché de faire quelque chose de suivi, de consistant, de sérieux. Je leur dois du moins le privilège de saisir les malaises des autres, de me les figurer en détail, singulièrement lorsqu’il s’agit de la perception du temps, du plus grand ennemi que l’homme ait à affronter.
A partir de demain je vais sortir et j’irai chercher le Nuage. Jaujard a bien fait de rééditer Le Temps des Signes. Jamais vous n’avez été aussi présent qu’en ce moment. Quelle injustice (ou quel dessein secret !) d’être cloué au lit au tournant, littérairement s’entend, le plus favorable de votre « carrière ». La Providence a des ces ironies…
Bon courage et affectueuses pensées, Cioran.
cioran

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