viernes, 27 de mayo de 2016

Lettre de James Joyce à Martha Fleischmann

[Décembre 1918]




J’avais la fièvre hier soir, en attendant un geste de vous.

Mais pourquoi ne voulez-vous pas m’écrire même une parole. Votre nom ? Et pourquoi fermez-vous toujours les stores de la fenêtre ? Je veux vous voir.

Je ne sais pas ce que vous pensez de moi.

Comme je vous ai déjà dit nous nous sommes vus et parlé — mais vous m’avez oublié.

Voulez-vous que je vous dise quelque chose ?

Ma première impression de vous.

Voilà.

Vous étiez vêtue de noir avec un gros chapeau aux ailes flottantes. La couleur vous allait très bien. Et j’ai pensé : un joli animal.

Parce qu’il y avait quelque chose de franc et presque d’impudique dans votre allure. Puis, en vous regardant, j’ai observé la mollesse des traits réguliers et la douceur des yeux. Et j’ai pensé : une juive. Si je me suis trompé il ne faut pas vous offenser. Jésus-Christ a pris son corps humain dans le ventre d’une femme juive.

J’ai pensé souvent à vous et après, quand je vous ai reconnue à la fenêtre je vous regardais avec une espèce de fascination dont je n’arrive pas à me libérer.

Il se peut que tout ça vous laisse indifférente.

Il se peut que je vous semble ridicule.

J’accepte votre jugement.

Mais hier soir vous m’avez fait un signe et mon cœur a sauté de joie.

Je ne sais pas votre âge.

Moi, je suis vieux — et je me sens plus vieux encore.

Peut-être ai-je trop vécu.

J’ai 35 ans. C’est l’âge que Shakespeare a eu quand il a conçu sa douloureuse passion pour la « dame noire ». C’est l’âge que le Dante a eu quand il est entré dans la nuit de son être.

Je ne sais pas ce qu’il se passe en moi.

Est-il possible qu’une personne, éprouve des sentiments comme les miens et que l’autre ne les éprouve point ?

Je ne sais pas ce que je veux.

Je voudrais vous parler.

Je me figure un soir brumeux. J’attends — et je vous vois vous approcher de moi, vêtue de noir, jeune, étrange et douce. Je vous regarde dans les yeux et mes yeux vous disent que suis un pauvre chercheur dans ce monde, que je ne comprends rien de ma destinée ni de celle des autres. Que j’ai vécu et péché et créé, que je m’en irai, un jour, n’ayant rien compris, dans l’obscurité qui nous a enfantés tous.

Comprenez-vous peut-être le mystère de votre corps quand vous vous regardez dans la glace, d’où est venue la lumière fauve de vos yeux ; la teinte de votre chevelure ?

Comme vous étiez gracieuse, hier soir, assise à la table, rêveuse et puis, soudainement, levant ma lettre à la lumière.

Quel est votre nom ?

Pensez-vous quelquefois à moi ?

Écrivez-moi un mot à l’adresse que je vous donne.

Vous pouvez m’écrire aussi en allemand. Je le comprends très bien.

Dies-moi quelque chose de vous,

Oui, écrivez-moi demain.

Je crois que vous êtes bonne…

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